Résidence virtuelle 8: Igor Chirat (1er juillet au 30 septembre 2010)

Aux éditions du frau: Lui, Les mots avec des dessins d'Isabelle Marcelin (n°3, collection Bêtes noires). 

                                                                                         Taire immense, dans frau(x)


Autant le dire d’emblée, je ne sais pas où je vais. Je me saisis simplement de la proposition d’Odile pour m’imposer trois mois de présence à ce travail d'écriture, alors que moi, d’habitude, j’ai le souffle court et la volonté irrégulière. Le projet de cette résidence est donc d’aller à l’aveugle et de voir ce que cela produit.

Simplement, pour rassurer, on pose des balises, la mienne sera Les pierres qui montent, d’Hédi Kaddour, un texte proche du journal à l’intérieur duquel s’entremêlent des captations d’instants et des croquis de personnes, des traces d’écriture en cours (peut-être la juxtaposition d’un brouillon et de sa version plus aboutie), des pensées sur l’écriture et sur son processus… J’en profite pour remercier ici Muriel, qui m’a fait découvrir ce livre d’Hédi Kaddour assez magique pour l’animation d’ateliers d’écriture.

 Aujourd’hui, une amie m’a dit : la vie est un mouvement , je désire expérimenter une écriture à l’image de la vie, en mouvement.

 

 

Je désire faire de cette expérimentation virtuelle, un travail en mouvement, aujourd’hui une amie m’a dit : la vie est un mouvement, l’écriture à l’image de la vie. J’imagine ainsi que des blocs publiés puissent être modifiés, déplacés voire supprimés en cours de résidence.


Elsa et F. X. (1)

 

 

C’est le titre du chantier d’écriture du moment, écriture à 4 mains et deux corps, chacun nous nous sommes attribués un personnage : Véronique Le Milan est attentive à l’existence de F. X. et moi à celle d’Elsa. À tour de rôle, nous écrivons un fragment que nous nous adressons pour que l’autre prenne la suite, peu à peu se déplie l’histoire de ce couple.

 

Ça part d’une image fugitive, une femme croisée deux minutes dans une gare, une vision qui se grave un peu plus que d’autres dans la mémoire, une image qu’il faudra densifier pour lui donner corps.

 

***

 

Prendre place (1)

 

 

À plus de quarante ans, il vient de franchir un palier, il a suivi une formation BAFD, 10 jours de stage théorique, qui l’ont fait « phosphorer » sur la pédagogie, sur la relation parent-enfant et lui ouvre des perspectives de projets tout azimut pour tenter d’embrasser toutes les facettes de sa nouvelle fonction. Il est heureux, épanoui, volubile. Il a l’impression d’avoir fait converger tout ce qu’il a bâti précédemment, quelque chose prend sens. L’avenir est plein de promesses.

 

***

 

Elsa et F. X. (2)

 

 

Écrire à deux n’a d’intérêt que si on écrit différent. On se tient chacun à l’extrême exigence dans son écriture pour en polir sa singularité. Entendre la voix singulière de l’autre, la savourer et rester vigilant à ce qu’elle ne s’imprime pas dans notre propre voix, que les deux voix ne se superposent pas, qu’elles conservent chacune leur propre teinte, leur propre énergie. Le rencontre ne vaut que parce qu’elle met en lien deux différences.

 

Parfois, on est surpris, déçu, dérangé par l’écart entre l’écriture rêvée de l’autre et son écriture réelle.

 

C’est une mise à l’épreuve de sa capacité de confiance et d’humilité.

 

***

                                                       

 

Prendre place (2)

 

 

Il use l’autorité de son adulte référent : il refuse les règles qu’on fixe de façon systématique, répète qu’il fait ce qu’il veut, dissimule grossièrement ses désobéissances – pour être certain qu’elles seront repérées, il recherche l’affrontement et s’arrête très vite quand on lui assure avoir vu son acte qu’on estime ridicule mais qu’on n’a aucune raison d’interdire, chaque règle est une opportunité de contestation, d’opposition, tant qu’on ne réagit pas aux débordements il pousse un peu plus loin, et lorsqu’on impose avec autorité il devient agressif, irrespectueux, il occupe tout l’espace, exige de l’adulte de lui accorder l’intégralité de son attention, de sa présence. Ainsi, il existe.

 

***

 

 

 

Chantier (1)

 

 

Version initiale

 

Savourer le massage du jet d’eau chaude sur mes épaules, la caresse de l’eau dégoulinante sur la peau et le corps qui se relâche lentement. Je me sens soudain comme protégée, couverte d’une pellicule d’eau savonneuse qui m’enserre et m’isole des agressions du monde. Je me lave des tensions du jour, de l’urgence des heures, Hélène nous attendra bien finalement, je sais aussi qu’ici, dans ses odeurs d’enfance, dans ses espaces si familiers qu’il les explorerait les yeux fermés, Fix ne me sollicitera pas autant qu’ailleurs, qu’il ne me retiendra pas si je décide de trainer en ville. La main glisse une dernière fois sur mon corps pour effacer les dernières traces de savon et retrouve, sous l’aisselle, la boule apparue il y a quelques semaines, quelques mois peut-être, boule que j’aurais dû montrer au médecin la dernière fois, dont je n’ose parler à Fix. Lorsque j’ouvre la cabine de douche, une légère brume m’enveloppe avant de disparaître, j’entends Fix qui s’agite à côté, je m’enroule dans deux serviettes et attrape le reste de mes affaires pour lui libérer la salle de bains. La complicité avec son frère et la proximité avec sa mère, disponible et distante à la fois, ces deux présences rassurantes qui lui ont donné la force de prendre son envol, la tranquillité qui l’habite pendant que moi, je… c’est à cause de Papa, la peur et la puissance qu’il nous imposait, nous nous sommes rapprochés, soudés comme un bloc de roche pour lui résister. Fille unique de parents dont l’ambition unique était la réussite professionnelle, terriblement seule pour façonner ma vie, je jalouse Fix parfois.

 

 

 

Version seconde

 

Un bloc de sel, je fonds comme bloc de sel sous le jet régulier de la douche, lente détente des muscles et doux amollissement de la peau, je fonds, me glisse dans une bulle d’ouate, abri  accueillant, savoure ce que cette maison offre à Fix depuis toujours, présences complices et rassurantes de la mère et du frère, boucliers contre la puissance d’un père, c’est à cause de Papa, la peur qu’il répandait sur nous, eux trois soudés comme bloc de roche, résistant aux assauts des vents aux fracas des vagues et la force que ça lui a donné, l’envol qu’il a pris, la tranquillité qui l’habite pendant que moi… moi dans ma solitude de fille unique promise à grand avenir, j’ai dû me dépatouiller, structurer organiser planifier, lutter pour ne pas sombrer dans le vide, l’absence des parents tellement préoccupés par leur réussite professionnelle, ici dans les recoins d’enfance de mon époux, je m’assouplis je fonds emplie d’air vif, glissent mes mains au fil de la peau, retirent les ultimes traces de savon, passent sous l’aisselle et rejoignent la boule dure, installée là depuis quelques semaines, inquiétude rampante incapable de se taire, boule de silence lors de ma dernière visite chez le médecin, boule de silence quand face à Fix je… elle est bien toujours là, au creux de moi, dehors j’entends Fix s’agiter prêt d’entrer, en gestes précis m’enrouler dans deux serviettes attraper le restant de mes affaires et lui libérer la place, ce qui s’est amolli dedans n’a pas tenu longtemps, déjà ça tire, déjà je jalouse Fix sa sereine placidité.

 

 

 

Version troisième

 

Un bloc de sel, je fonds comme bloc de sel sous le jet régulier de la douche, lente détente des muscles et doux amollissement de la peau, l’eau chaude en coupole devient abri ouateux, ce que cette maison offre à François-Xavier depuis toujours, une mère et un frère présences boucliers contre la puissance du père, c’est à cause de Papa, la peur qu’il répandait sur nous, eux trois soudés comme bloc de roche, résistant aux assauts des vents aux fracas des vagues et la force que ça lui a donné, l’envol qu’il a pris, la tranquillité qui l’habite pendant que moi… moi dans ma solitude de fille unique promise à grand avenir, j’ai dû me dépatouiller, structurer organiser planifier, lutter pour ne pas sombrer dans le vide, l’absence des parents tellement préoccupés par leur réussite professionnelle, ici dans les recoins d’enfance de mon époux, je m’assouplis m’emplis d’air vif, glissent mes mains au fil de la peau, retirent les ultimes traces de savon, mains aux lignes de vies creusées, tordues par les cales et la petite boule de chair durcie, tu devrais montrer ça au médecin avant que ça dégénère, aucune douleur peut-être une légère gène lorsque mes mains abîmées de vivre, nœuds de tendons crispés, glissent au fil de la peau, depuis je refuse la main de Fix dans la mienne, refuse qu’il sache mon corps qui me lâche, s’use, se racornit comme celui des autres femmes autour, refuse…  dehors j’entends Fix s’agiter prêt à entrer, m’enroule dans deux serviettes attrape le restant de mes affaires et lui libère la place, ce qui s’est amolli dedans n’a pas tenu longtemps, déjà ça tire, déjà je jalouse Fix sa sereine docilité à vieillir.

 

***

 

 

 

 

Jour (1)

 

 

Certains jours

 

pincement d’une corde de contrebasse

 

résonance grave

 

vibration continue

 

dans tissus de chair

 

 

 

on traverse

 

les instants

 

chargé d’un voile

 

d’un poids

 

 

 

les autres

 

leur présence

 

une brise d’air vif

 

 

 

on inspire

 

 

 

on attend

 

 

 

demain

 

***

 

 

 

Elsa et F. X. (3)

 

 

Plus l’écriture avance et plus je me refuse à prévoir. Écrire à deux, c’est entrevoir un précipice devant soi, le risque de se retrouver sec devant ce que l’autre ouvre. J’essaie que mes fragments n’existent qu’à cause des fragments de l’autre, qu’ils puisent leur énergie et leur origine dans la matière de l’autre.

 

En même temps, j’aimerai que mes fragments (une fois écrits) n’aient pas besoin des fragments de l’autre pour tenir, qu’ils forment un ensemble continu et homogène, un ensemble indépendant - et entrelacé en même temps – avec les autres fragments.

 

C’est un jeu d’écoute dans un premier temps, le creusement d’une écriture ensuite.

 

***

 

 

 

Prendre place (3)

 

 

C’est un départ définitif. Il faut laisser la place nette, se retirer. On range, on trie, on jette beaucoup et on réorganise ce qu’on laisse. On se dit que le lieu doit pouvoir devenir rapidement fonctionnel tout en restant impersonnel pour que l’autre s’y installe, se l’approprie. On cherche l’équilibre. On pense espace accueillant, pratique, adapté. On supprime notre présence et ses traces, notre singulier.

 

On disparaît.

 

On ferme la porte.

 

On s’en va.

 

***

 

 

 

Elsa et F. X. (4)

 

 

La voix d’Elsa glisse. Ce que j’ai capté lors de notre rencontre fortuite, dans le hall de la gare de Le Puy en Velay, son énergie, son manque d’assurance et sa posture de dominante se dissipe. La langue que je lui imaginais, une langue vive, emphatique, dégoulinante, cette langue s’évapore, laisse place à une langue plus personnelle. Je regrette mon incapacité à me fondre dans ce qu’elle est, la vraie Elsa, et je me sens incapable d’aller contre ce mouvement. Je me résous, à un moment Elsa ne sera plus Elsa, il faudra tout reprendre au début et redonner au personnage une voix plus continue, plus cohérente.

 

***

 

 

 

Prendre place (4)

 

 

Il dit qu’il a horreur du vide, qu’à peine sa machine vendue il a accumulé du bazar, plateaux sur tréteaux remplis de pièces en attente, tas de foin en vrac sur le sol. Il montre tous ses espaces de travail et partout cette sensation de profusion d’objets très divers, lui sachant précisément la place de chaque chose. Plus tard, on aperçoit la voisine. Elle erre dans son jardin. Il dit : « elle n’arrête pas de maigrir, elle m’inquiète, elle ne se remet de la mort violente de son mari, du vide qu’il a laissé. »

 

***

 

 

 

Jours (2)

 

 

 

Ce matin, une guêpe, sur le drap rayé du transat, découpe les ailes d’un ver luisant, mort. J’observe longuement, fasciné devant l’agitation des mandibules et des pattes, rendue visible par le drap, en fond.

 

Hier soir, à quelques mètres, un héron avance dans l’étang, déplie lentement ses pattes et s’arrête, un mélange de grâce et de silence. Il guette le moindre de mes mouvements et s’envole dès qu’il peut.

 

Ce n’est rien.

 

Des bribes d’existences banales que la compression du temps rend invisibles, inaccessibles.

 

 

 

C’est vrai il y a peu

 

pour ne pas dire rien

 

à dire d’un jour

 

parmi d’autres

 

//

 

dans le peu trouver encore

 

il y a de quoi.

 

 

 

Antoine Emaz, cité dans Décharge n°182, page 11.

 

***

 

 

 

Prendre place (5)

 

 

Notre confiance en soi nous rendrait désirable, elle faciliterait notre intégration au groupe, la reconnaissance des autres. C’est ce que démontre Any Cuddy dans sa conférence vidéo. Et cette confiance en soi se traduirait par l’espace qu’occupe notre corps, les dominants s’étalent et deviennent de plus en plus désirés et incontournables à mesure que leur sensation de bien-être et de confiance les autorise à prendre physiquement une place plus importante. La conférencière illustre son propos avec des photographies de singes et des rapports de domination à l’intérieur de la meute. Elle nous réduit à notre instinct animal, aux rapports gouvernés par la loi du plus fort.

 

Cette vision des relations humaines n’est-elle pas avant tout une vision américaine ?

 

***

 

 

 

Jours (3)

 

 

 

Un mot, une destination

 

coupe l’arrivée d’air

 

vif

 

 

 

annonce

 

un trop-plein d’interdiction

 

à vivre

 

le sens de vivre.

 

 

 

On suffoque.

 

 

 

On confie au temps

 

le soin de souffler

 

sur le brûlant

 

 

 

on guettera

 

l’interstice,

 

l’esquisse d’une respiration

 

possible.

 

Nous sommes seuls donneurs de sens à nos vies ; aucun sens ne vient du dehors. Par contre, c’est vrai, le dehors peut nous interdire de donner du sens. Vieux terme d’aliénation, et elle est loin d’être seulement économique, par le travail.

 

Antoine Emaz, Cambouis

 

***

 

 

 

Écrire (1)

 

 

 

Écrire est difficile, fragilise assez, sans avoir besoin d’en rajouter. On protège le jeune plant, tendre et sensible aux aléas du climat. De même l’écriture a besoin de temps pour forcir et s’enraciner avant d’être soumise aux regards, aux commentaires des autres. Nous savons mieux que personne ce que nous avons à dire même si nous ne parvenons pas toujours à mettre des mots dessus.

 

***

 

 

 

Antoine Emaz

 

 

 

Un type massif, entier, en bloc : il me dit avoir été touché par la lecture de mes poèmes (…) et je lui demande : « pourquoi ne pas écrire, vous ? ». Là, bizarre, comme si quelque chose se décoinçait, se délitait (…) « Mais vous pensez vraiment que je peux ? »

 

Sidéré par cette question, qu’elle puisse se poser.

 

Antoine Emaz (source égarée)

 

 

 

Mon histoire ressemble à celle-ci : un courrier à Antoine Emaz pour lui témoigner de l’importance de son écriture dans ma vie et sa réponse : « envoyez-moi ce que vous écrivez ». J’ai attendu deux années avant d’oser, avant de considérer qu’effectivement, je pouvais m’autoriser à écrire, m’autoriser à montrer ce que j’écris.

 

 

 

Ne sont pas nombreux les écrivains, les poètes, qui s’intéressent à l’écriture des autres, surtout quand ils sont inconnus, et qui la lisent. De ce compagnonnage ont besoin tous ceux qui ne s’autorisent pas à rendre visible leur écriture en chantier.

 

***

 

 

 

Écrire (2)

 

 

 

Il dit : je cherche à écrire la vérité.

 

Qu’est-ce que la vérité quand chacun traverse la même situation de manière radicalement différente ?

 

Au moins, peut-on écrire SA vérité ?

 

Il dit : écrire au plus près de soi, faire silence et écouter ce qui nous porte et nous habite.

 

L’écriture ne se situera-t-elle pas toujours en-deçà de la vérité ? Insuffisants les mots pour parvenir à dire dans la justesse. Nous pouvons creuser en sincérité, la fulgurance d’une vision, d’un geste d’un corps, d’un regard, d’un lieu, d’une sensation… Ne sommes-nous pas contraints de lâcher cette utopie de vérité, toujours incomplète, source permanente de frustrations et de regrets ?

 

***

 

 

 

La main approche                                          

 

écarte lentement

 

le voile

 

 

 

à grand peine

 

émergent

 

des formes

 

des ombres

 

des rondeurs

 

 

 

on hésite

 

à comprendre

 

 

 

entre les couleurs diffuses et les trouées de lumière

 

 

 

autour

 

des lanières de silence

 

***

 

On s’obstine

 

comme si

 

on pouvait encore planer

 

au-dessus de vertes prairies

 

d’eaux douces

 

d’abris solides

 

 

 

dedans

 

la peur

 

tenace

 

 

 

on voudrait

 

toujours le feu la grâce

 

filer rouler rapide

 

pendant que le corps

 

 

 

frontale collision au réel

 

 

 

on fuit on tente

 

on hurle d’exister

 

***

 

 

 

Jour (4)

 

 

 

On guette

 

le vibrant fragile

 

indicible

 

au tréfonds de l’autre.

 

 

 

Résolument convaincu

 

on ne sait rien.

 

 

 

On retient

 

encore

 

écoute au-delà

 

repousser la fatigue

 

repousser

 

on n’en dort plus.

 

 

 

On ne saura jamais

 

jamais vraiment.

 

 

 

On voudrait toujours

 

retenir

 

retenir les mots

 

accorder des silences.

 

 

 

On continue malgré tout

 

à poser des pierres

 

balises.

 

 

 

On espère humblement

 

la corde tendue

 

d’une rive à l’autre.

 

 

 

***

 

Écrire (3)

 

 

 

Elle vibre

 

dehors une attention tellement

 

et dans le ventre le réveil du noué.

 

Elle écoute capte

 

le moindre frémissement

 

dans l’immobile de la mousse assoiffée

 

le poids de l’eau de l’étang

 

l’assourdissante absence de mouvement.

 

Au fond de l’oreille enfle

 

le silence de chacun

 

celui qui

 

claquemuré étouffé enseveli

 

ne rend ni signes, ni sons

 

à transcrire.

 

 

 

Elle plie sous la charge

 

ne peut la déposer

 

cherche de l’air

 

une pierre de gué.

 

 

 

Quelques pas, encore elle avance

 

puis s’accorde un repos.

 

 

 

***

 

 

Bourgogne (1)

 

 

 

Les rayons obliques illuminent les filaments de la couverture végétale du pied des buis desséchés, l’œil porte loin : les chenilles ont ouvert l’espace, dévoré la moindre feuille, pompé les forces de l’arbuste, répandu la mort ; l’œil porte loin au travers du fouillis de branches dressées, serrées, ossements grisâtres, cassants, nudité à peine  voilée par des lambeaux de mousse ; au ras du tronc quelques panaches de feuilles neuves reprennent, par surprise.

 

La plante renaît encore de sa profonde désolation.

 

 

 

***

 

 

Se perdre (1)

 

 

 

Où ça commence marcher ?

 

Il y a le point précis sur la carte

 

et il y a la faille dans le paysage.

 

 

 

Incessants aller-retour cherche élargit le champ explore

 

encore et encore.

 

 

 

En boucle,

 

le corps erre parmi les voies

 

la tête

 

refuse l’absence

 

des traces alors que

 

certaine.

 

Ça tourne à vide, ça tiraille

 

dedans,

 

ça tenaille, ça étrangle,

 

ça manque de souffle

 

tellement

 

qu’insensible devenu

 

aux vibrations, là.

 

 

 

On a beau

 

on ne parvient

 

suspendu obstiné

 

à lâcher la bouée.

 

 

 

Ce besoin, on s’accroche

 

au sens

 

de où ça va

 

à la perspective

 

du chemin prévu.

 

 

 

On se demande quand

 

marcher s’osera

 

hors cartes.

 

 

 

***

 

 

« Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue. »

 

Henri Michaux, cité par Philippe Jaccottet : La seconde semaison.

 

 

 

***

 

 

Écrire (4)

 

 

 

Trois semaines sans ordinateur. De l’écriture, autant que possible même si je manque décidément de discipline. Au retour, au moment de faire trace de ces chantiers ouverts, je relis le carnet. J’y trouve un motif au fil des pages dont je n’avais pas pris conscience, celui de la traque et de la cachette, de se tenir en retrait, de se fondre dans le paysage, dans ses creux.

 

J’y trouve aussi les différentes versions du texte « long » que je me suis efforcé de mener à terme, elles me montrent ce que je devinais mais dont je ne mesurais pas tout à fait l’ampleur : les profonds changements qui s’opèrent entre la version initiale et la version finale (ou presque finale). Deux souhaits imposent cette réécriture : celui de réduire au maximum, à l’os disait Antoine Emaz, et celui de proposer des visions précises et concrètes.

 

Un exemple :

 

La version initiale…

 

Terrain d’herbes pelées / trois fûts / ancrés dans la terre / comme buts / on tapait dans le ballon // un jour / coup en plein ventre / souffle perdu / on se relevait vite / malgré

 

… devient dans la dernière version :

 

On courait / sur l’herbe pelée / le ballon réunissait. / On partageait / ses instants de jours moins brûlants. // frappe le ventre / coupe le souffle / retient les larmes / quand autour les garçons.

 

 

 

***

 

 

Bourgogne (2)

 

 

 

Les sentes des vaches le long du versant dessinent des lignes énigmatiques entre lesquelles le regard voyage, flotte, s’égare, s’apaise, au-dessus l’oiseau se tient suspendu dans son vol puis plonge au sol, remonte un instant après, ne réalise pas que son ombre le trahit, finit par s’installer sur une pierre, teinte sur teinte avec son plumage, insoupçonnable. Plus bas, les blanches massives imperturbables remâchent des boules d’herbes pas encore grillées tout à fait.

 

On pourrait rester là.

 

Longtemps.

 

 

 

***

 

 

Se perdre (2)

 

 

 

Étrange

 

parmi les signes

 

tu tentes

 

de déchiffrer

 

les possibles

 

la place

 

attendue

 

 

 

Dans le grouillement

 

tu glisses

 

voix et corps

 

traces et consignes

 

tes mots rares

 

trahissent

 

 

 

tu étranges

 

 

 

Combien tu

 

dans le silence

 

te fonds

 

dedans

 

disparu

 

 

 

tu ne sais pas

 

autre chose

 

un sourire

 

pour avec

 

tendre

 

l’esquisse d’un lien

 

 

 

***

 

 

Jour (5)

 

 

Ronde parfaitement

 

la boule de crottin

 

que pousse tire tourne le bousier sur le chemin.

 

 

 

***

 

 

Bourgogne (3)

 

 

Quelque chose a changé. La sphaigne ternit et ses extrémités se rétractent, plus cassante, la plante presque s’enfonce sans que des feuilles ne la renouvellent, disparaît. Tout autour se tait, figé. Les bouleaux, leur tronc blanc boursouflé de dépôts végétaux que l’eau et le temps ont accumulé à leur pied, que la sphaigne digère, continuent à étendre leur ramure au-dessus du sol comme pour le préserver de la lumière, de la déshydratation. Insectes et plus gros mammifères n’osent pas encore poser une patte sur ce tapis jadis moelleux, mouvant, vorace et imprévisible. La sphaigne fait mine.

 

Attente interminable, rien ne bruit, tout se fige, pas la moindre chute d’une feuille. L’eau s’est absentée.

 

 

 

***

 

 

Prendre place (6)

 

 

Elle est d’une générosité débordante, elle partage tout : ses confitures mariage de saveurs étonnantes, ses photographies de paysages imaginaires, ses produits choisis pour l’énergie dégagée par son producteur, sa détermination, ses rêves, son engagement, ses recettes, ses découvertes, ses plaisirs, son parcours de création, ses questionnements, ses bifurcations… Elle raconte avec délectation et conviction, avec sensibilité et chaleur. Ses mots prennent l’espace, débordent aux oreilles.

 

Parfois, on prend une chaise longue pour l’installer à l’ombre du pommier, en retrait.

 

 

 

***

 

 

Prendre place (7)

 

 

Une blessure. Il vit son exil forcé comme une blessure. Sa terre natale, terre d’ocre et d’herbes brûlées, terre de lumière blanche et de chaleur pesante, terre d’espace et de nudité, il ne l’oubliera jamais. Il vit ici, s’échappe là-bas.

 

Dans la vie, il ne se sent jamais à sa place, toujours insuffisant, à la hauteur ni pour penser, ni pour s’adonner aux bricolages du quotidien. Malgré la force et les convictions qu’il porte, il voudrait s’effacer. Il vit avec ce regret permanent, il n’aurait pas dû être là, son exil l’a forgé, il ne trouvera jamais la place juste.

 

 

 

***

 

 

Écrire (5)

 

 

Certains écrivent centrés sur eux-mêmes, occupés à décrypter ce que le corps capte, sensibles à tout ce qui autour vibre. Regards, écoutes, contacts physiques, tout s’aiguise pour collecter la matière d’une écriture. Ils regardent de l’extérieur les scènes qui, face à eux, s’animent. Ils écrivent depuis leur histoire, leur mémoire, leurs expériences, leur rapport au monde, leurs conceptions de vivre… Très engagés dans leur texte, ils attendent, fébriles, l’approbation de leurs lecteurs, les silences en réponse, parfois, pèsent lourds.

 

D’autres regardent et s’approchent de leur motif : lieux, personnes, situations. Ils cherchent à s’asseoir au plus près pour mieux entendre les souffles, les halètements, les silences, pour tenter de déterrer une voix la plus distincte possible. Ils cherchent à disparaître, à se fondre dans le monde autour.

 

 

 

***

 

 

« Lâche le bâton de berger. » La phrase tourne lentement en tête, on aimerait que tel un mantra, à force de tourner, elle fasse son effet…

 

Les pieds posés sur les galets de la rivière, on rêve d’un corps traversé, que remonte de la fraîcheur, du silence, un apaisement. Mais la rivière ne s’arrête jamais de brasser, rumeur continue.

 

Continuer. Explorer ailleurs.

 

On n’a encore rien lâché.

 

 

 

***

 

 

Se perdre (3)

 

 

Étrange trouille de ne plus savoir le lieu, la place où l’on se tient, à tout moment, me pousse à fixer une destination, un objet à atteindre, un sens au déplacement ; à quadriller l’espace, le rendre tangible, palpable, le dompter, l’apprivoiser.

 

Alors que pour le temps, aucune crainte, aucune mesure, aucun contrôle ; le jour balise et cela suffit.

 

Je ne parviens pas à me perdre, à goûter au plaisir de l’égarement.

 

 

 

***

 

 

Prendre place (8)

 

 

Il se tient tout près de ce qui, dans le groupe, palpite, s’assure de ne jamais manquer une chose que les autres pourraient recevoir. Quand suffisamment certain que l’heure du rendez-vous est proche, il se retire, se trouve une urgence, une envie, un besoin. Ainsi, tous l’attendent, il est celui dont on désire la présence, il compte, existe aux yeux des autres.

 

 

 

***

 

 

Écrire (6)

 

 

On le sait. Intellectuellement, on le sait : une personne et un personnage, ce n’est pas la même chose. L’écriture se nourrit du réel, de présences, de corps, d’énergies captés, goûtés, saisis ; et ensuite ils sont brassés par le processus de l’écriture. D’une personne se crée un personnage, façonné par le geste d’écrire, il met à distance. Intellectuellement, on le sait et on sait très bien l’expliquer aux autres. Quand on s’y frotte personnellement, curieusement, le doute remonte, on n’est plus tout à fait sûr d’avoir le droit, vis-à-vis de la personne réelle, d’en faire un personnage.

 

 

 

***

 

 

Un rêve

 

On roule. La route est large, ses limites mal définies, il fait sombre sans doute le début de la nuit. Il a neigé, dans les phares des plaques de neige, couche très fine, empiètent sur le bitume mouillé, parfois glissante, parfois très humide on s’y enfonce. Je suis à l’avant du véhicule mais ce n’est pas moi qui conduis. Je ne sais pas qui conduit, tout est sombre autour et je suis happé par les éclats de lumière, neige blafarde, route incertaine. Des voitures, des ombres de voitures, forment des masses qu’il faut contourner, éviter, parfois des piétons traversent, ils apparaissent au dernier moment, la voiture fait des écarts.

 

C’est un trajet, on n’arrive nulle part, on se fraie un chemin. On roule, je ne peux agir sur rien.

 

 

 

Philippe Jaccottet décrit de nombreux rêves dans ses journaux (semaison), description brute, sans commentaire, sans analyse. Étrange à lire, le rêve l’une de nos parts les plus intimes est-il partageable ? Sommes-nous impudiques en les donnant à lire ? Le rêve ne raconte-t-il pas – en partie – ce qui nous remue, quelques moteurs de notre écriture ?

 

 

 

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Bourgogne (4)

 

 

De doux pépiements harmonieux nous accueillent, échanges matinaux entre oiseaux locataires des branches feuillus, les arbres s’étirent, couvrent le sentier, l’isolent de l’étang qu’il longe. C’est un mystère, quelques rares trouées permettent de s’approcher de sa rive, surface miroitante plate lourde, marbrée par les ombres des plantes aquatiques en suspension, des jeunes cygnes dérivent en silence sans laisser de trace derrière eux. Au fond, un bosquet d’arbres, hauts eux-aussi, forment un îlot, des oiseaux sauvages cohabitent, invisibles, trahis par leurs cris stridents, gutturaux, braillards, ils donnent l’alerte. Ils sentent la menace et ont pris le maquis, se retirent dans ce fouillis végétal, inaccessibles. Autour l’étang se rétracte, la bande de terre sombre, sèche de plus en plus, s’élargit, on entendrait presque ses craquements quand elle s’ouvre, se creuse de sillons profonds. Le manque s’impose, s’engage une lutte pour tenir, se maintenir, chacun le sent, se replie sur l’essentiel, un abri, une respiration et la puissance de l’envol en dernier recours.

 

 

 

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Prendre place (9)

 

 

 

Il dit : avant d’entrer dans les apprentissages, on a besoin de se sentir en sécurité, sinon on ne peut pas apprendre, on a besoin de se reconnaître, de s’installer dans un territoire, un territoire d’engendrement, un territoire à l’intérieur duquel la première vibration, c’est le corps, la nécessité d’une pleine présence à ce corps, une attention à comment il respire, comment il bouge, à ce qui le nourrit, une présence entière aux gestes quotidiens, même aux gestes répétitifs, aux résonances qu’ils produisent à l’intérieur de ce corps vibrant…

 

Il dit : être est plus essentiel que faire.

 

Il recommande la lecture de Hartmut Rosa : Résonance.

 

 

 

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Train (1)

 

 

La lumière du matin effleure le paysage en surface et maintient le reste dans l’ombre, elle caresse sa peau, telle le photographe en révèle le grain. Elle traverse l’arbre, le colore d’éclats orange et vert presque complémentaires. Elle trace les lignes, dessine les volumes des tours de garde, des ruines de châteaux, des églises romanes plantées sur des pitons rocheux. Elle détoure l’horizon, simplifie les masses en un uniforme gris sombre légèrement bleuté, et découpe dans le ciel des contours de branches, clochers, bâtiments, clôtures, silos…

 

La lumière du matin ne dure pas, très vite elle intensifie la blancheur, affadit les contrastes, réveille les couleurs avant de les faner. On entre dans le jour plein.

 

 

 

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Se perdre (4)

 

 

On s’accorde le temps de l’arpentage, le corps dans le lieu, les pieds sur les chemins, du centre on rayonne vers la périphérie, aux aguets, disponible au moindre signe, on va et on revient se réfugier au nid.

 

Parfois on n’est pas là où on imagine être, on est ailleurs mais on y est pleinement, on est vraiment là, on est là sans être là où on l’avait projeté, mais comme on y est vraiment, on ne se sent pas perdu.

 

C’est le corps errant qui fait ça, la marche de ce corps, la lenteur de la marche, elle fond le corps dans le lieu, il ne traverse pas, il s’imprègne, il s’imbibe du lieu, il l’apprivoise, il n’avance pas, il explore.

 

Lorsqu’il s’engage dans une impasse, il peut toujours revenir en arrière, le corps errant n’a pas le temps de se perdre.

 

 

 

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Train (2)

 

 

Entre-deux

 

dedans vers dehors on glisse

 

s’empare

 

de ce temps vide

 

pour enfiler le costume

 

intérieur.

 

On se laisse

 

passif

 

porter par le mouvement

 

transit en doux relâchement

 

la vie agitée en ligne de mire.

 

La promesse on goûte

 

l’énergie de l’orange lumière du matin

 

la peau frissonnante de l’herbe en rosée.

 

Eclipse de la nuit

 

lentement on

 

présence plus intense.

 

 

 

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Prendre place (10)

 

 

Il y a du monde, on sourit, on salue et on sourit. On entre dans le cercle, le cérémonial, ça commence par se lever, décliner son identité et sa fonction dans le micro parce qu’on est nouveau, les anciens restent assis sur leur chaise. Ensuite on disparaît, ils parlent entre eux, se racontent, blaguent, critiquent, s’inquiètent, rient, ils se retrouvent et on est tenu au retrait. On sourit, on salue parfois, on n’appartient pas au rituel. On ne reste pas sans rien faire, on observe, on écoute, on collecte, tout pourra servir. La cheffe nous reçoit, on sourit, elle nous souhaite la bienvenue, on sourit encore, elle pose le cadre, sécurise, prend ses petits sous son aile, elle dit mes petits comme si elle avait oublié nos noms. Nous absorbons ses paroles et suivons ses pas, elle nous a choisi une guide pour faire le tour des lieux. On sourit à la guide, on arpente les couloirs, elle ouvre les salles, on a fait le tour du propriétaire. Alors, on peut vaquer, on se fait remettre des clés, des codes. Quand l’une s’approche, on sourit, on fait un pas, on fait connaissance, on tente de faire durer l’échange pour quelque chose s’ancre, notre présence. Plus tard, on fera pareil avec une autre. Jamais on n’oubliera de sourire.

 

 

 

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Prendre place (11)

 

 

Il se croit, disait la grand-mère à propos de son mari, les histoires qu’il racontait enflaient, enflaient, se distordaient, le débordaient.

 

Tu es vraiment moche ma fille, criait la grand-mère à sa fille quand elle sortait après des heures dans la salle de bains à enrouler ses mèches de cheveux et colorer son visage de quelques touches de maquillage. Il s’agissait de prémunir sa fille du danger qu’à son tour, elle se croit.

 

La fille a rencontré un homme, un homme qui promettait, séduite par ses connaissances, ses prouesses, ses références, tous les deux se sont crus, se sont mariés.

 

Aujourd’hui, la fille est devenue la mère puis la grand-mère. Ses ambitions sont devenues ses déceptions, l’ont rendue amère. Alors elle occupe la place, coupe la parole à qui ose une incursion, étouffe tout sujet qui s’écarte de son terrain. Elle s’accroche pour exister encore malgré. Aujourd’hui, s’empilent agacements et contrariétés, frustrations et désaccords, personne ne trouve grâce à ses yeux, son mari autant que les autres.

 

Elle ne sera jamais ce qu’elle s’est crue.

 

 

 

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Jour (6)

 

 

À cette heure

 

Ceux qu’on croise dans la rue

 

Disent Salut plutôt que Bonjour.

 

 

 

Sombre tellement

 

Le paysage abandonne

 

Sa continuité.

 

 

 

Un carré de lumière blafarde

 

Sur la façade d’une maison

 

Révèle le vide intérieur.

 

 

 

Une ligne claire au-dessus du Livradois

 

Très vite irradie le ciel

 

Tout près, des ombres d’arbres.

 

 

 

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Prendre place (12)

 

 

Elle raconte. Ses projets, son fonctionnement, les difficultés qu’elle a rencontrées et comment elle les a résolues, sa vie ses enfants et son mari, les autres personnes avec qui elle a travaillé, elle raconte. Alors on s’assoit, on écoute, on est ébloui par l’énergie déployée, un peu écrasé aussi, on attend qu’elle finisse de raconter. On ne sait pas bien ce qu’on pourrait faire parce qu’on préférerait ne pas. Ne pas brusquer les choses, ne pas se prendre la tête dès le premier jour, ne pas faire une connerie qu’on regretterait ensuite, ne pas se croire. On fait le poussin, on agite ses petites pattes pour tenter de suivre le mouvement, suivre la mère poule dans le dédale des couloirs. Parfois, on se risque à sortir la tête de sous ses ailes parce qu’on sent qu’on va bientôt étouffer là-dessous. Juste la tête. On reste tout proche. On ne prend pas le risque de se faire rappeler à l’ordre pour s’être un peu trop éloigné.

 

À la fin du jour, on est un poussin épuisé.

 

 

 

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Train (3)

 

 

Voix blanche Salut. Elle s’assoit à côté de lui, se claquent une bise sur chaque joue. Il devant l’écran de son téléphone, elle attend. Silence entre eux.

 

Elle, marmonne.

 

Il : Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Elle : T’es vraiment trop bizarre.

 

Il, attend l’incite à poursuivre.

 

Elle : T’es vraiment trop bizarre. Quand je te parle, tu ne réponds pas ; quand j’arrête de te parler, tu me parles.

 

Il, ne comprend pas. Il fait celui qui ne comprend pas.

 

Elle éclaire l’écran de son téléphone, cherche un SMS pour lui prouver. Il se penche aussi sur l’écran, pose son doigt pour faire défiler les messages, dans un sens puis dans l’autre. Il, brouille les pistes.

 

Elle : Pourquoi tu me demandes le train que je prends ?     

 

Il : C’est pas parce qu’on n’est plus ensemble qu’on peut plus se parler.

 

Elle : T’es trop bizarre. Tu t’en bats les couilles de moi…

 

Elle, retire son haut blanc à grosses mailles, dessous un t-shirt noir, le décolleté couvert d’un tulle, noir lui-aussi, dévoile la naissance de ses seins.

 

Elle, se tourne vers le couloir, pleure.

 

Il, ne sait plus, attend, la prend par l’épaule. Elle se couche sur son épaule. De son autre main, il lui tient le visage. Elle enfonce sa tête vers son cou. Il écarte la tête, la tourne un instant vers la fenêtre. Son visage montre : il ne sait plus.

 

Il : Tu finis à quelle heure ?

 

Elle : 18h00 et toi ?

 

Il : Pareil.

 

Elle, se relève : Tu sens chez toi.

 

Il : Normal, je viens de chez moi.

 

Il, ouvre sa pochette, sort son emploi du temps, parle de cours, de profs, compare les heures de début et de fin. Elle, répond sans conviction. Il, finit par se taire.

 

Chacun ressort son téléphone. Elle, branche ses écouteurs, son doigt caresse l’écran, clique et elle pose le téléphone sur ses genoux. Il, pianote, revient en arrière pour regarder ce qu’il a reçu, répond. Il, sourit à son écran, c’est la première fois qu’il sourit depuis de début du trajet.

 

Il : T’écoute quoi ?

 

Elle : De la musique.

 

Il : C’est vrai tu ne vas pas écouter… T’es bête ! T’écoute quoi ?    

 

Elle, chuchote le nom de l’artiste. Il, revient à son écran, pianote encore une réponse, sourit une nouvelle fois, ça dure cinq minutes à pianoter et lire par intermittence puis il referme le clapet.

 

Il, attend un instant sans rien faire. Puis, avec son index, il tape sur sa cuisse à elle pour attirer son attention. Elle, le regarde. Le téléphone vibre, il revient à son écran.

 

Il : Du coup, tu commences par quoi ? Tu commences par maths ?

 

Le train arrive en gare. Elle, avance. Il, laisse passer quelques voyageurs et se retrouve avec un copain. Elle, ne l’attend pas sur le quai, discute avec une copine. Il, en descendant du train, à son copain : On n’est plus ensemble.

 

 

 

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Jour (7)

 

 

 

On est

 

à bloc

 

à intervalles réguliers

 

un tour de vis supplémentaire.

 

 

 

Les fesses sur le grill

 

échauffent les particules

 

remontent les bulles explosent

 

dans la tête.

 

 

 

C’est un corps sans issue

 

sans soupape sans conduit d’évacuation

 

à la limite

 

d’imploser

 

qui irradie électrique

 

de tensions.

 

 

 

Comme un boomerang reçoit

 

en pleine face

 

le retour

 

de flammes.

 

 

 

On se dégage

 

de l’espace collectif

 

on tente

 

la sensation de l’air caresse sur la peau

 

on se sauve on investit

 

son gouffre.

 

 

 

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Écrire (7)

 

 

 

Écrire part du corps, de la peau du corps, peau de tambour devient langage par vibrations.

 

Quand le corps tendu, noué, électrisé, la membrane vibre tellement de l’intérieur que tout autour se dissipe : aucune présence, aucune vision, aucune lumière puissantes assez pour percer, pour calmer le tam-tam du dedans. Écrire se centre sur soi, s’égocentre sur ce qui tiraille en profondeur.

 

Lorsque trop flasque, qu’aucune énergie n’innerve la peau tellement vide à l’intérieur, les dehors captés se déposent sur la peau trop molle pour réagir, ils s’engluent et disparaissent en dedans sans laisser de traces.

 

Parfois, le ventre se tient tranquille, l’air circule fluide, sans coudage ni impasse, la peau accueille et réagit, disponible aux improbables surgissements, aux minuscules invisibles, aux à-peine soupçonnables ; l’écriture se nourrit de ça.

 

Une peau de tambour, surface contact entre dedans et dehors, sensible aux variations dans l’air, le musicien ajuste sa tension, accorde la caisse de résonance. Il s’assure de la capacité de l’instrument à restituer les modulations d’intensité de ses frappés.

 

Écrire serait aussi une histoire de peau à ajuster, cet instrument  à accorder.

 

 

 

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Train (4)

 

 

Il, cheveux noirs peau très blanche, survêtement pantalon noir veste blanche aux manches noires, baskets noires bandes Adidas blanches, petit sac de sport Puma noir et gris-blanc usé d’avoir vécu, glisse la fermeture éclair pour sortir une paire d’écouteurs blancs qu’il branche sur son téléphone noir.

 

Ensuite, la musique dans les oreilles, il regarde le paysage défiler. Rien de plus. Il descend à l’arrêt suivant.

 

 

 

Tu, prépares le corps à recevoir une avalanche de mots.

 

 

 

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Train (5)

 

 

Épaisse chemise à rabats en plastique violet sous le bras, bouteille de jus d’orange dans l’autre main, il reste debout, avance dans le couloir au niveau d’un espace de 4 sièges en vis-à-vis. Il pose sa pochette et sa bouteille sur un siège.

 

Les mouvements du train font osciller sa grande carcasse maigre. Il reste là, debout, au milieu, au-dessus. Au-dessus des autres voyageurs qui n’osent pas le regarder.

 

Il attrape sa veste de survêtement et l’enroule. Ça dure longtemps, aucun bout de tissu ne dépasse, on entend le frottement de la matière jusqu’à ce que la veste soit devenue un rouleau. Il l’accroche autour de sa taille.

 

Toujours les mouvements du train, leurs répercussions sur son corps, branlant.

 

Il installe ses écouteurs sur ses oreilles et lance la musique, se saisit de la chemise à rabats et de la bouteille, chacune retrouve la même main que tout à l’heure. Il avance de quelques pas et cale son dos contre la cloison des toilettes, seul, à l’abri des regards, sur la plate-forme d’accueil. Son corps oscille encore, se déplace de quelques centimètres, revient à sa place initiale.

 

Il restera debout, encore quelques stations, puis descendra du train.

 

 

 

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Écrire (8)

 

 

Un wagon de train, c’est un espace aux limites claires et perceptibles. À l’intérieur, à toute heure de la journée, des corps et des silences, bien-sûr le roulis de la machine en fond sonore, permanent, régulier, on l’oublie très vite et il ne reste que les silences.

 

Parfois, plus ou moins distinctes, des voix : des moitiés de dialogue, presque des monologues quand une personne répond au téléphone et puis des échanges entre voyageurs qui se connaissent et partagent quotidiennement le même trajet.

 

Un wagon de train, c’est une scène de théâtre, c’est l’écriture in vivo d’instants de théâtre. Je crois profondément qu’au théâtre, le texte importe peu. L’essentiel, ce sont les corps et les silences. Entre les deux, émerge quelque chose de notre humanité, de ce qui nous traverse intimement et une certaine densité dans l’air qui dit le monde dans lequel nous vivons.

 

 

 

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Jour (8)

 

 

Un départ

 

on fuirait

 

l’air s’engouffre par la fenêtre entrouverte

 

renforce la sensation.

 

 

 

Urgence et peur entremêlées

 

- Sauvages de Nathalie Bernard

 

 

 

Que fuit-on ?

 

Le ciel vide de nuages à l’horizon

 

encore le soleil la chaleur

 

le manque

 

le creusement du dérèglement.

 

 

 

Urgence et peur entremêlées.

 

 

 

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Train (6)

 

 

en contact presque

 

genoux repliés sous la banquette

 

air alourdi des parfums de peaux

 

 

 

la proximité de nos corps dans le train

 

galerie de personnages bien rangés

 

 

 

nous pourrions

 

nous regarder, faire connaissance, offrir un signe

 

déplier nos portraits réciproques

 

là,

 

côte à côte

 

 

 

et

 

chacun plonge

 

dans l’écran

 

chausse ses écouteurs

 

se protège du proche

 

de l’autre

 

du potentiel d’étincelles

 

lorsque passée la porte automatique

 

mémoire

 

blanche

 

du corps si proche presque collé

 

 

 

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Prendre place (13)

 

 

Il dégage.

 

Un corps sautillant, souple sur ses appuis, petites flexions des jambes, rotations du tronc, ondulations de la tête. Il est campé, semble indéboulonnable, son regard profond porte loin.

 

Il extériorise.

 

Les quatre murs de la salle de réunion l’entravent, un besoin de bouffées d’air vif. Quand son corps trop contraint, les mots remplacent. Il raconte sa sœur jumelle, leur relation avec leur mère.

 

Par tous les moyens, son énergie cherche un conduit d’évacuation.

 

 

 

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Jour (9)

 

 

Elle

 

épuisée par le voyage,

 

la violence des vents de côté,

 

les accolades raides des corps autochtones,

 

le bourdonnement des langues à transcrire,

 

et, au soir, la solitude en refermant la porte.

 

À l’approche du quai

 

compte les oreilles attentives

 

à ses récits de traversée.

 

 

 

Elle est partie pour

 

à son retour dans les regards

 

lire les preuves de son existence.

 

 

 

Elle polit dans l’ombre

 

des petits objets

 

et cache en dedans

 

des bouts précieux de sa vie,

 

elle n’a que ça pour

 

remplir ses jours,

 

sa vie par bribe dans des objets.

 

 

 

Alors ses doigts, ses yeux, ses oreilles, sa peau s’accrochent

 

au moindre frémissement de l’autre,

 

au geste qui confirme

 

elle peut continuer.

 

 

 

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Prendre place (14)

 

 

Il entre, avance, s’installe. Au bout d’un rang, dépose ses affaires, libère ses mouvements. Il s'approche des deux presque chefs, ils plaisantent, racontent, ensemble tellement intimes. Très naturellement, les presque chefs s’assoient à côté de lui, à leur place, au deuxième rang, le premier c’est pour les responsables de la formation et les derniers pour les stagiaires 

Ils signifient.

 

La place de chacun. Sans mot, ils donnent à voir. L’échelle de valeur.  Ils demandent : « c’est ton stagiaire ? » C’est avant tout une histoire de territoire, une histoire de féodalité. Des seigneurs et des vassaux. Chacun doit bien comprendre. On n’est pas tous sur la même ligne.

 

 

 

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Train (7)

 

 

Une lueur rosée dessine la ligne de crête. Basculement vers le jour. Dehors, pas le moindre effet à la surface des choses en apparence. Dedans, les corps n’ont pas encore complètement quitté le vide de la nuit. Déjà, ils se remplissent, se gavent de données numériques sur leurs écrans tactiles.

 

Ce nouveau jour ressemble au précédent. Quel parfum en restera-t-il quand on l’aura distillé ?