Résidence virtuelle 10: Manon Thiery (du 1er janvier au 31 mars 2020)
Aux éditions du frau: Mouron (n° 36, collection ordinaire)
Janvier
1.
Ce matin, je viens rendre
la pierre au chemin;
et pourtant
je passe la vie sans réussir
à couper le fil
qui lie l’objet à la main.
Je n’ai rien su séparer
sinon l’eau tiède
de la naissance, seule eau
ne pouvant refléter
mon visage.
2.
Il n’y a pas de pierre ouverte
à l’enfouissement
des eaux du cœur.
Il n’y a qu’une perle
qu’on ne peut voir que la nuit,
une perle
que je fais rouler
sous ma langue
entre les mots de mon enfance.
3.
J’aurais aimé
que ces mots soient des mots yiddish,
ou mystérieux,
mais non.
Ils étaient simples,
terrain rouge,
froid,
je reviens ce soir
avant sept heures.
4.
Sais-tu
que les enfants
ont une petite peau ?
*
Sais-tu
que quelque part
un serpent dort dans une ampoule ?
5.
Bricolage
inventé des souvenirs
inventés. Tout ce que je dis
existe déjà dans l’absence
de porosité de l’œil
du poisson.
*
Écrire c’est mettre
le grand imperméable.
6.
Je suis une mauvaise
chaise. Un chariot de sable
lourd. On me frotte
contre la corne des doigts. On veut me faire
disparaître et c’est mon espoir.
Puisqu’on espère mieux
d’un seul espoir,
je ne compte plus voir le rose
du pubis
sous la fleur bleue d’hiver.
7.
Vouloir le renoncement en ce qui oeuvre
dans la branche, dans le bras tendu
de la branche. Y accrocher
ce vœu.
8.
I am ten
with my grandmother we do gardening
there are big white grubs in the ground
she takes them
she has these big white grubs
on her bare hands
she puts them in the trash bag that I hold
and then, I walk on the way to the shed
with the trash bag
I don't know what to do with the trash bag
I'm looking for a bigger bin
my grandfather died here, he slipped on ice
he was drunk
it was ten years ago
the big white grubs were
already there
breeding like us but without being drunk
and my grandmother was already there too
putting them in the trash bag
that no one was holding
9.
Des fleurs
sur ta commode
près de la fenêtre
et le souvenir
tout autour, d’un côté,
puis de l’autre :
l’ombre tournante
du grelot.
10.
Je dors
d’un sommeil touché
par le sable.
11.
Il est moins
grand
que la coque d’une noix,
il est la partie du visage
jamais oubliée,
tel est l’espace
sous le cœur.
12.
Je t’ai suivie
comme on suit le mouvement
d’un cours d’eau;
je suis venue
par l’herbe froide
mais tu as coulé plus vite
et plus loin que mon sang.
Je ne ressens maintenant plus
que la peur
de ce qui se perd la nuit;
pour être sauvée,
un poème sans la prétention, ainsi qu’un brasier d’eau,
de dire qu’il existe.
13.
Je creuse
beaucoup en moi,
j’enlève toute la mie
du pain.
J’ai des miettes
de souffrance dans les yeux,
et elles arrivent trop vite,
petites mains d’enfant
allant à la peau du tambour.
14.
Il y a un peu
de ciel sur ma paume
quand il pleut.
Faire disparaître
le ciel
dans le tissu de la manche.
15.
Je bourre mon oreiller
de vers que je prononce la nuit.
Ils disent : l’eau d’une fontaine,
quelque part, brille des larmes d’anciens rois,
d’une ancienne reine qui fit
fabriquer pour son cœur
un écrin.
Ils disent :
le seul écrin du vers,
un oreiller qui ne brille pas.
16.
M’asseoir
sur le lit d’une chambre
vide d’images,
la chambre de mon frère.
D’ici,
être capable de voir
au-delà de notre jardin.
*
Des escaliers menaient
au fond de la rivière.
17.
L’œil
a transporté
sa couronne de cils,
et toi, un sac d’aiguilles
de pin,
un sac de trous,
un sac plein,
pourtant,
d’une lumière faible.
18.
Je garde pour moi,
comme un secret nulle
fois écrit,
la vie fiévreuse d’un bec de cygne,
l’insupportable tâche d’encre
au bout du doigt.
*
Laver ses mains
et laisser le savon
couler jusqu’au coude,
apprendre
à se satisfaire de la fin
du sifflement.
19.
Tu aimes voir
à la surface de l’écriture
une épine,
un peu de lait;
tu aimes aussi ne plus faire acte
de présence,
être le cheveu qu’on ne perçoit pas,
le cheveu que la neige brûle.
20.
Main s’avançant
vers les yeux d’un escargot,
main s’avançant
vers soi. S’approcher
ainsi, reculer
jusqu’au fond de la tête.
Ne plus se voir
qu’en miroir;
le miroir,
un poème effacé.
21.
Tu parles,
la nuit se cache
dans tes dents creuses.
Tu dis la maigreur d’une soif
aussi grande que l’espace
du désert. Tu dis :
“Je ne sais ni sauter très haut,
ni reconnaître la musique.”
Tu t’endors en disant;
et tes dents
deviennent noires.
22.
On ne peut qu’imaginer
le travail domestique de la mort
passant les fenêtres, les portes fermées,
travail domestique
pareil à celui d’une parole,
et animant la seule aile
d’une mouche.
Travail domestique d’une mort
plus silencieuse que l’herbe
coupant le froid
des nuits.
Attendre un signe du travail
domestique de la mort,
attendre
devant la prolifération
de l’irrésolu.
*
Le chat se réveille
avant qu’on ne le touche.
23.
Je ne sais si l’écharde
est dure, ou non.
Mais je sais
qu’elle est entrée si profondément
qu’elle a pu atteindre
et le cœur
et le poème,
car l’un est l’autre;
maintenant,
quand je regarde quelqu’un sourire,
j’y retrouve l’éclat de la perte.
24.
Si on se mord
la main,
on n’est pas mort.
*
À l’intérieur d’une boîte,
un secret :
écrire annule le mal.
25.
Tu choisis
les mots qui sont
à même le souffle.
Mots illisibles
sans l’ajour d’une feuille
de papier percée,
par laquelle
je vois ta langue.
Plus tu avances vers moi,
plus les mots sont lisibles;
je voudrais que tu sois proche
et pourtant, tu te retires
aussi loin que la mer.
Qui peut compter sur ses mains
le temps nécessaire
à l’espace du pas ?
26.
Il y a peut-être,
de l’autre côté de la nuit,
un pantalon assez grand
pour y cacher
le mal,
un pantalon
plié correctement,
un peu trop correctement
pour que quiconque le remarque.
27.
Je croyais
que tu me répondais
mais je parlais dans un puits.
*
Un sac
pour attraper ce qui goutte
vers le ciel.
28.
Se séparer
de l’intuition selon laquelle
certaines choses
meurent
le long du creux
entre la bouche et le nez
à la seule condition
de devenir
une
de ces choses.
29.
J’étais pleine
de la sensation que laissent,
sur la paume,
les pas d’une souris.
Même dans la tête,
toute la place
est prise;
imaginer
construire une maison
sur le toit d’une autre maison.
Février
1.
Ce matin,
je suis sortie de mon lit
avec l’eau glacée
de la rivière.
Je suis entrée à l’intérieur d’une lézarde,
en chaque oreille
et chaque bouche;
mon visage allait sous l’eau,
je parlais
avec mes mains.
2.
Tu éloignes
les autres
de ton sentiment,
repoussoir
qui approche
pour aimer.
3.
Répandre encore
toutes les étamines
par le coup
du pied;
je, réceptacle de la nuit
venant de perdre son couvercle,
ne peux survivre
que dans le vivre sans...
4.
Près du lac,
un enclos mal entretenu;
ici, j’assemble un peu de bruit,
un peu de crin,
pour rien.
*
Dans une baignoire
à moitié remplie d’eau sale,
je me regarde
comme le chien
qui n’a jamais eu de nom
regarde son maître.
*
Plus loin,
deux enfants jouent,
et moi, je joue à ne pas connaître
l’équilibre
de ma bascule.
5.
Tu dis :
la chaleur d’un corps
ne me contente
que si la brièveté de sa caresse
égale celle
du pincement
de la corde d’une mandoline.
6.
Le poème
est une main
tendue vers soi.
7.
Je me pose des questions
et les réponses apparaissent
dans les irrégularités de ta peau;
je me demande
ce qu’était le cœur
avant la naissance,
une huppe,
avec une flèche
dedans.
Je me demande
l’origine du malheur :
personne n’a lancé de pain
au cygne de Léda.
*
Les oiseaux sont en relief
et maintenant,
le cygne vole au-dessus de toi.
8.
M’exclure
de l’habitude, c’est-à-dire
mettre une robe de velours,
(n’avoir jamais porté de robe
ni de velours),
une robe comme une distance
avec soi, pour ne plus avoir peur
que d’autres choses m’habillent,
pour aller prendre toute entière
les couleurs d’un paon,
ou plus loin,
aller vers le jaune du colza,
l’étincelle légère.
*
M’exclure de la volonté
d’être soi, remuer
les cendres imaginaires
du charbon,
vouloir
faire semblant
d’avoir une maison.
9.
when I think
about my brother
I have the smell of a farm
in my nose
what does a straw fire reflect ?
if not the eyes of a mother
who knows that god
lives in suffering
10.
Ce soir, je ressens l'exténuation
de la mendicité
qui m’accompagne et m’alimente,
tendre la main pour l’air frais
seulement.
Je cherchais le pays des morts
où recevoir un don
signifie mourir
mais j’ai marché dans un trou,
et ma jambe, incapable de poursuivre
son chemin,
saignait un peu.
11.
J’avais compris
les mots de la langue
du diable :
“nous avons deux yeux
qui ne se touchent jamais,
aucun d’eux ne voit l’autre,
ils sont pareils à toi et moi
et pourtant, je suis bien là,
à te parler ainsi qu’un frère.”
12.
Approcher la profondeur
la plus intime,
approcher du souvenir,
peau de fauve retournée
vers soi comme un regard
à la recherche
d’une face connue,
et refusant d’oublier
la nuée de l’étincelle,
cette vie de glace
traversée;
un cri ne saurait en mourir,
au fond,
il devient la morsure du froid.
13.
Désolation de la limite
devant l’intelligence de la plaie,
venin lavant la plaie.
*
C’est le printemps,
il faut sourire.
14.
Cette nuit, l’odeur du bois
de ma chaise
est entrée dans mon rêve.
S’asseoir sur le rêve
qui, déjà,
passe derrière soi,
s’asseoir
pour ne pas rester debout
devant la chaise du rêve.
15.
En moi j’ai mille silences,
des yeux gris,
une petite ombre d’enfant
et sa soif de clarté,
le sein donné,
une porte sans clef,
la blessure de ce qui protège,
une ténèbre d’heure oubliée.
J’ai pour lassitudes,
le rouge d’un clou rouillé,
l'inatteignable plaisir
d’un temps perdu;
tout cela circule
sous l’inertie de ma mémoire
et malgré moi disparaît.
16.
On ne peut éloigner
le courant de son eau,
la mouche
posée sur le cœur du songe,
on ne peut m’éloigner
de la passion
d’être devenue rive,
on ne peut m’éloigner de cet hiver
plus fin que la patte d’un loir.
*
On peut seulement éloigner
la main de la main.
17.
Le recours à la parole
pour s’établir hors du mot,
contradiction qui a la patience
du périssable,
un animal
fait un nid d’épines
dans sa voix.
18.
Je me souviens de ma chambre
d’avant, une pièce
avec un grand mur
devant la fenêtre;
j’étais l’obligée du mur,
je m’allongeais sur mon lit
en-dessous de la fenêtre
pour avoir une vue
du mouvement du ciel.
*
Mettre des murs
devant des fenêtres,
mettre des fenêtres
devant soi,
des fenêtres dans des murs,
mettre un mur dedans soi.
19.
Venant
vers ton visage,
je descends les escaliers
de brique rouge,
et je tiens, un temps,
sur ton visage
car je suis devenue la neige.
20.
Un frère,
son rire semblable
au cri du criquet.
Une nuit,
l’odeur d’été
qu’elle a fiancée.
Écrire,
apercevoir une étoile
en ce qui n’a pas de reflet.
21.
Quelque chose
a traversé ma poche
et tombe au fond de ma vie;
la certitude
qu’il faut traverser encore
lui est si proche,
si proche
du fond de ma vie...
22.
À la fois le petit garçon
qui trouve un filet de pêche,
qui le jette sur le feu
pour attraper le feu,
pour le garder,
pour le montrer à sa mère;
à la fois la maison
de ce petit garçon
qui n’ouvre jamais les fenêtres,
qui claque les portes,
la maison
qui brûle maintenant.
23.
Je n’ai pas peur
de la lumière que le bras presse
contre la poitrine,
pareil au bras de l’enfant qui vient de naître,
posé contre la poitrine,
incapable de saisir
autre chose qu’une main;
lumière, ou luisance
de l’incertain,
mirant le soulèvement
d’une marionnette,
empruntant le chemin
inconnu des cartes et des mémoires,
et s’en allant dans le sable
passant sur elle et sur moi.
24.
Savoir que le jour
n’est qu’une autre nuit,
avoir seulement ses souvenirs
pour construire
un feu
et trouver cela suffisant,
voir l’urine
qui est sur l’aile de l’ange
de neige.
*
Aurore
ou extinction
du pressentiment de la disparition
par la disparition;
l’anéanti se procure
dans les trous
du volet.
25.
Parole ancienne
venue
d’un pré,
brillant plus que le soleil
à l’intérieur d’une bille,
disant : “Regarde,
comme l’arbre,
je penche.”
*
Éteindre la lumière
car notre mort a déjà commencé,
notre mort qui penche vers nous.
Tu connais tous les raccourcis
qui commencent
notre mort :
ce goût de sang
dans la bouche,
l’endroit de la ville
qui est un rêve
qu’on fait quand on a de la fièvre...
Mars
1.
Ce matin,
je vois qu’une foule avance,
que les mains tiennent les épaules,
que les mains tiennent les mains.
Une foule avance vers la maison
dans laquelle il manque de l’air,
la maison
qui est un grand sac en plastique;
elle cherche une place à prendre,
mais aucune clef
ne peut ouvrir le ciel.
2.
Nous n’avons ni livres
ni cadres,
je ne possède
qu’une seule image :
j’ai laissé tomber la pierre
et l’eau l’a prise.
*
C’est très tard, ou très tôt,
toujours,
qu’un visage
approche du souvenir.
3.
De là où je me tiens,
c’est-à-dire du balcon
que j’imagine,
un couple de vieux polonais,
une nuit allant
pour s’en aller...
4.
Tu dis :
“Je n’arrive plus à écrire,
dans chaque partie de mon corps,
ma peur prend l’apparence
d’une bête inerte
et blanche.
Elle n’est pas tout à fait morte,
ses sabots grattent mon cœur,
y mettent un peu de boue;
j’accepte la boue, mais je voudrais
que l’on m’exauce.
Et si mon vœu n’est pas trop froid,
mon vœu froid d’avoir duré,
je voudrais qu’il la réchauffe.”
5.
De toutes les portes
obscures, choisir celle
contre laquelle se pose
la main d’un enfant.
6.
Dans le plus petit placard
de la cuisine,
j’ai trouvé un sel
qui a l’odeur d’une nuit chaude,
et qui,
comme toutes les choses
trouvées sans qu’on le veuille
vraiment,
comme le poème
par exemple,
dit qu’il faut accepter
ce qui ne viendra pas,
ou qui viendra
par le défaut de ne pas venir.
7.
Ce soir, j’imagine
ta naissance,
un corps prématuré,
un corps de six cents grammes
qu’une mangeoire accueille,
une mangeoire tendue par la main d’une enfant,
une mangeoire dans laquelle
ta vie
nourrit ma vie,
et c’est devant cette mangeoire
que je chante et t’imagine
étiolé.
*
C’est dans cette mangeoire
pleine d’eau de pluie
que le vent boit maintenant;
quand je lui dis de partir
j’entends ton rire d’enfant.
8.
Chose de sable,
revenue par le courant
d’eau claire,
chose de sable
qui désire pleuvoir.
Si dans ta chute, tu me touchais,
tu me dirais qu’un poisson
qu’on n’a jamais vu,
est à l’origine
de tous les bruits du monde,
puis tu laisserais venir, jusqu’à toi,
le baiser d’un autre sable,
un sable qui a dix-sept ans.
Alors, chose de sable,
tu dirais :
la parole est une neige
que révèle l’empreinte des lèvres.
9.
Je l’ai revue
pendant une nuit d’orage
qui avait mouillé son linge;
elle avait la douceur
de ce linge en elle,
une douceur humide,
une douceur d’orage.
*
Son linge bougeait
plus qu’un enfant dans un ventre.
Aucun insecte n’était piégé,
je découvrais sous la taie
le visage du mot...
10.
Approximative
parole du bégaiement,
parole approchée de la parole,
du grand trou de la parole
sur lequel je pose une main.
Parole faisant tenir
la paume qui la dissimule,
tenue comme un animal
endormi contre un animal,
parole qui voulait dire :
“Je ne connais au silence
aucune exception.”
*
À toi,
je ne murmure rien,
à toi qui sais lire le silence
sur toutes les lèvres,
et qui le parle
en rêvant.
11.
Le jeu de délier
une langue qui aura
la longueur de ce printemps.
12.
Tout ferme
et les gens meurent,
tout ferme et tout meurt,
sauf l’image.
13.
Déversoir
où glissent les secrets,
je m’endors, très lentement,
à côté de moi.
14.
Se démunir
de tout ce qui n’est pas
une image. Se démunir
des mille lieux
du vent.
*
M’importe seulement
le poème
que la mauvaise herbe recouvre,
le poème que je peux toucher
sans réussir à le voir.
15.
Je me suis plus étrangère
qu’un paysage usinier,
quelqu’un fabrique en moi
une clef
sur laquelle se pose un oiseau.
*
Je marche
avec le poids de cette clef
qui n’ouvre rien;
c’est ma dernière
promenade,
et comme la glace du bourgeon,
j’attends le contact
d’une main
pour disparaître.
16.
Il y a cette vie
morte dans une autre vie,
la mer qui ne cesse
d’être toi.
*
Je voudrais juste
un peu d’air
d’été...
17.
Laisser se poser
sur les plaques en vitrocéramique
la poussière de la parole;
les mots
de mon poème
dessinent une porte.
18.
Visage de rosée,
visage de la rencontre
entre l’eau d’une fontaine et l’ombre
d’un olivier;
une image qui n’est pas moi.