Mickaël Lucas
LA TOILE
Fleurs et couleurs éparpillées
parlent entre elles de belles ailes
souvenirs d'antan au présent
fleuris dans nos têtes.
Présent est ce chemin caillouteux
qui m'amène au printemps.
Passé est le parfum qui résonne
jardin cueilli.
Dans ce jardin
la toile du peintre
patiente pour être colorée.
J'imagine
je vois
j'écoute
son silence
arborant mes illusions
encensant mes idées.
---
J'existe
dans ce jardin
qui me parle la poésie.
La poésie
de cette toile ridée
aux fleurs fanées
piétinées par tant de pas maladroits.
La poésie de toutes ces fleurs pâlies
qu'orne déjà l'hiver
sortant péniblement de terre en direction du ciel
ouvrant leurs pétales
pour mieux faire valoir
les couleurs de leurs cœurs.
Mon esprit s'échappe
s'évade
de l'autre côté du miroir
où je me vois
de part et d'autre des allées
à demi endormies.
---
Soleil levant
rosée fraîchement installée.
Là ici-bas
je m'assoie
au centre du tableau
sur l'herbe face au puits
où le sol
meublé
ne cesse de s'effriter.
Mouvement palpable
faisant onduler
l'eau noircie
au fond du puits.
Puits qui jadis
arrosait les fleurs et aromates
colorant la toile du passé
faisant se succéder les saisons.
Une esquisse
et sur celle-ci
je me vois
peindre
l'herbe verte
éclatée de mille parfums.
---
Assis sur la marge de mes souvenirs
devant mon chevalet
j'écoute
ainsi
le bruit de silence
faire vaciller les brindilles d'herbes
si hautes
que même les pieds des chaises du jardin
que je peins
délicatement
doivent s'efforcer
de tenir debout
affaiblies.
Ô !
comme l'artiste
je me plais à jouer des ombres et des couleurs
me laissant bercer
par le sol
en mouvement
rêvant d'un temps
qui silencieusement
éparpillerait mes pensées.
---
Éléments à tout-va
à la mesure des sons
confondant les saisons.
Reliefs superposables
boitant
s'emboîtant
faisant corps
un seul corps
ce sol friable
nourrissant le jardin
d'antan, futur et présent
nu et bien habillé.
Un bruit sourd
le battement d'ailes des hirondelles
rase le sol
en fouettant les airs
à la cadence
au loin
du carillon
rythmant le temps
semant l'endormissement.
C'est alors
une embuée sur la toile
bien matinale
que nous offre le jardin au premier plan
devinant tout l'amoncellement
des voix
murmurant tant de silence.
---
Le silence des chaises
scellées au sol
par le liseron grimpant
sur chaque pied
leur empêchant le départ.
Le silence du puits
agrémenté de vieilles pierres
moussées par le velours du moisi
s'effrite sous le poids des années
mesurant le sillage du temps.
Il laisse place
à un présent
formé de lierres et de ronces à foison.
Le silence de la rose
cette rose
si belle
s'épanouit encore un peu
grâce à l'eau du puits.
Elle, si noirâtre
et trop chargée pour pouvoir s'évaporer
essaye
en vain
d'humidifier un sol
qui ne cherche qu'à se fissurer
pour mieux se distinguer.
---
En toile de fond
derrière le puits
le cabanon en équilibre
penchant à gauche
frétillant à droite
et divers objets de fortune
posés comme à la hâte.
Amoncellement de planches de bois
inclinées sur sa robustesse
fragilisées par l'érosion
polies par la force du vent
attaquant le vernis déjà bien fissuré.
En un seul coup de pinceau
il peint
le tout
prêt à s'effondrer
à la seul expression
d'une langue morte
celle qu'utilisent encore à voix basse
nos anciens
par peur d'être dévoilés.
---
À l'intérieur
mais
en excursion
à travers le trou de la serrure
je vois
des vestiges d'outils
entremêlés
jonchant le sol terreux
rouillés
avec pour seuls occupants
des araignées aux toiles douteuses
rassasiées de poussières et d'insectes pétrifiés.
Nous pourrions même distinguer
de petites mains
s'employant jadis
au rangement de bûches de bois
attendant la froidure hivernale
ainsi
apercevoir le ballet d'outils de jardin
prétextant leurs durs labeurs
pour de premières sueurs.
La visite guidée de l'intérieur
n'est que modeste villégiature.
Une main désordonnée
un coup de pinceau
mal positionné
feraient comme pour un château de carte
écrouler la toiture
sur le restant des souvenirs.
---
Le vestige de ce lieu
parle à haute voix
et respire à poumons ouverts
les chaleurs anciennes.
Seul
maintenant
le silence n'est qu'effritement
à l'image de ce cabanon
des pierres du puits érodées
et du sol en mouvement
faisant du passé
l'oubli d'un instant.
Le tableau d'antan
est si bien établi
que la toile de cet instant s'apprête à s'endormir
faisant disparaître ce monde devant mes yeux
faisant apparaître
en suspens
l'odeur d'un voile sombre
qui s'abat au-dessus de mes pensées
au-delà de ce jardin
presque à moitié mort.
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Juste une poignée de corbeaux
erre au bas de l'esquisse
brisant l'air froid
furtivement.
Ils apportent sous leurs ailes
les souvenirs d'une estampe vierge
immaculée sur une neige
sur laquelle seules les empreintes se sont réveillées.
Ainsi va la brise que rythme le panorama et façonne le silence.
Même le souvenir
à peine perceptible
du bruit du labeur
martelé par chaque outil
à quitté la scène
et ses empreintes sur la terre gelée
ont disparu.
Le son saccadé de la bêche
le son grinçant du râteau
celui de la pelle accusant le coup sur la lourdeur de la terre
et sur la dureté de la roche
ont crié famine.
Le monde s'en est allé
saluant le glas de l'automne.
---
Le silence des couleurs a laissé place à la rigueur de l'hiver.
Plus rien à semer
plus rien à récolter
tout à recommencer.
Même le cabanon
ô vestige !
criant garde
est prêt à s'effondrer.
Le désordre
n'est plus parmi les choses
tout est en dessous
bien ou mal rangé
que sais-je?
peut-être simplement
un entremêlement sous le fruit de l'hiver
hibernation d'une sagesse
en une atmosphère pesante au-dessus de ma conscience.
Glacées sont-elles mes pensées ?
---
Rien est le tout
plus lourd que les souvenirs
formant un halo éphémère.
Seuls sont les blancs
dans l'espace du vide
et les louanges de mes rêves.
Au milieu de cet espace
sortie de nulle part
une brindille
si fragile
mais éloquente par sa vertu
figée par le froid
fouettée par la burle
nulle part où aller
juste là
seule
prête à se casser
prête à sortir du tableau
le laissant vierge
sur la parenthèse d'une mort en sursis.
---
Prise de conscience dans une âme bien éclairée
chemin ouvert dans le passé
une porte s'ouvre
derrière un souffle de lumière
propulsant mes pensées à l'intérieur d'un chez moi.
Une vision d'en haut
au-dessus de deux silhouettes familières en mouvement.
Je suis le mouvement
je suis la maison
je suis ces deux êtres de chair que j'ai tant respectés
je suis le tout
bien présent dans mon esprit.
Un esprit qui toujours fera vivre ma conscience.
Je murmure des mots qui n'existent plus
dans un corps de petit enfant
qui maintenant
me voit si grand.
Palper le passé à l'image d'un présent
où les choses et les silhouettes ne sont que transparence.
Matières et chaises ressuscitées
par l'eau de mes yeux
et ce sel
lavant
purifiant ma chair
des pieux péchés
évaporés
me spoliant de mes douleurs
cicatrisant les brèches d'un sol bien asséché
en adoucissant la terre.
Terre noire aux empreintes devenant fertiles
au contact d'une lumière
éclatante
n'éblouissant pas.
---
À l'unisson de la grâce que portent ces lieux
j'épouse à la fois le dedans et le dehors
entremêlés dans un doux parfum de fleurs
qui jadis donnaient naissance à ce jardin
cette vie.
Jeux de conscience et de vérité
rêves en sursis
ou simples réalités inexpliquées
aux sens émerveillés.
Une auréole floutée
plane
au-dessus de ces vies
source inexorable d'un commencement.
---
Habitat, jardin, outils en sacerdoce
fabrications d'antan
un rien
tout emmêlé
entrecroisé comme des parallèles finissant un jour par se retrouver
liens à jamais oubliés que tisse la toile à perpétuité.
Se confondre à perdre raison
imaginer l'insoluble
expliquer les lignes fantômes creusées dans la matière
traverser les limites des cieux pour mieux explorer la mémoire
planer entre trois mondes
passé
présent et à venir
où les murs de la maison seraient passés de l'autre côté de la toile
pour arriver en un seul lieu
celui du jardin situé maintenant dans la maison
se préservant du froid.
D'un soleil qui a remplacé les lustres du salon
pour pouvoir mieux faire fondre la neige.
D'un ciel bleu à la place du plafond
et d'un sol au parterre agrémenté de fleurs nourries d'insouciance.
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Le monde est sens dessus dessous
la toile n'est plus qu'une esquisse en désordre.
Où se trouve le réel ?
qu'est-il devenu le jardin d'avant ?
Seules les chaises du jardin
toujours blanches
font le décor
entre l'ici-bas et le ciel
point centrale dans lequel tourne la masse des étoiles
colorées
et où renaît
le printemps.
---
Je me suis réveillé
les rêves de ma maison se sont évaporés au-delà mes songes.
Mes pensées s'activent à retrouver dans les rêves d'un adulte
l'idéal d'une habitation aux caractères bien familiers.
Mon réel et l'imaginaire se superposent
l'édifice prend forme.
Ainsi
les odeurs
embruns scellés dans ma gorge
à ne plus pouvoir dire mots
sont à bout de souffle.
J'erre en flottaison
entre deux silences.
Marée basse
Goélands occupés à faire fortunes
sur le varech.
Le réel revient au galop et va aussi vite
que la marée atteignant son objectif
pour mieux reprendre sa respiration.
Je me sens
revivre comme au présent
à la lumière d'une aurore.
---
Je suis la mer qui épouse les formes du relief entre deux vagues
se frayant un chemin
éclaboussant Mère Nature
au-dessus des grandes horizons
par grandes oxygénations.
Fin trompeuse
finissant
s'échouant
à perdre haleine
sur le rivage
écumant la soif des rochers
érodés.
Parfums d'essences
encensent l'environnement d'un littoral
aux couleurs vivifiantes.
Vieillis sont maintenant ces monstres rocheux
polis sur le tombeau
aux souvenirs enfouis.
À la surface
empreintes de mollusques
à demi-nues avalées par le rivage
fouettées par l'élan des embruns.
---
Je suis cette masse d'eau salée
à jamais rassasiée de territoire
ayant pour défit d'avaler les dunes
et éroder les falaises.
Cette mer qui à chaque passage
laisse apparaître divers coquillages asséchés
sur le sable en mouvement.
Je suis cette maison qui à chaque aurore
se réveille avec la marée.
Je suis cet air
qui avec le vent d'Ouest
traverse les plaines et coteaux pour s'échouer de plein fouet
dans les campagnes du Sud du Morbihan.
---
Une faille dans le jardin
le peintre sort du décor
voit disparaître de sa toile
sa métamorphose
craignant de perdre à jamais
l'art de peindre
sa présence.
L'œuvre picturale
se détache.
Son futur fait partie de l'absence.
Plus de matière à créer
plus d'images à se rappeler
seulement
des formes floutées
balayées
jusque dans le noir d'une mémoire.
Ras de marée sur l'horizon.
La clarté imaginative du peintre
voyage à travers les voiles d'un présent désordonné.
Invisible
le métronome du temps s'agite
fait disparaître de la palette
les couleurs
reprisent par le grand large
bousculant le passé
sur la sphère du temps.
L'onde en mouvement s'émeut
sans finalité
effaçant les lignes
point d'endormissement
---
Immobiles sont mes vers
devant l'absence de l'artiste
disparu dans les failles de sa toile.
Ainsi
les mouvements s'effritent
coulent dans mes veines
caressent ma peau
comme la sueur de se sol fissuré.
Silences volatilisés
dans des mémoires effacées
en direction de l'inachevé.
Sorties de terre
légèrement perceptibles
les germes du creux de ma main
forment les fondations
de l'après et du maintenant.
Sur la toile
des lettres en mouvements
oubliées en vrac
dans le grenier sombre de mots.
Entre elles
le silence en points de suspension
compose l'écriture des formes
où l'on aperçoit
le vertige textuel
des hésitations.
---
Plongés dans le puits sans fond
les mémoires se sont allées
dans les crevasses de l'oubli.
Des lettres déterrées à même le sol
effacement d'empreintes de mots
justifiant tous leurs sens
laissent apparaître
de nouvelles ébauches
produites par l'artiste
qui est mon moi
quand j'écris les couleurs.
Qui passe par ma bouche
quand je peins les mots
et qui me fredonne
des vers à l'oreille
quand j'écoute mon regard intérieur.
---
Possédé ou hallucinations …
Le peintre
est ma plume
le poète
mon pinceau
devant le poème de cette histoire
en fin d'achèvement
au milieu de ce jardin fleurit.
C'est alors
par interprétations des formes
en reliefs
à travers le trompe œil
coloré sur la toile
se dévoile
le jardin dans le jardin …
les paysages se superposent.
---
Un pied à travers le tableau
l'atmosphère se modifie
voyageant en direction d'une autre ambiance idyllique.
Retour dans le temps
le peintre toujours devant son œuvre
se voit toujours enfant
dans ce décor féerique.
Maintenant de l'autre côté de l'aquarelle
l'enfant peut à sa guise
changer les couleurs
en cueillant et en repiquant
les fleurs de ses rêves
à son aise.
Ainsi
le futur se transforme
construisant son histoire
à chaque changement
entrepris
de l'autre côté de la toile.
Le peintre devant ces métamorphoses
ne se voit plus
acteur
de son écriture
mais l'enfant
écrivant le changement de son futur !
---
Peut-on dire que le poème est fini
quand les mouvements du crayon
n’entendent plus cette voix intérieure
qui nous guide au-delà des formes ?
Quand le crayon
celui de notre respiration
ne forme plus les mots de notre moi
mais
laisse l'enfant
inventer
le décor
derrière la toile
modifiant à sa guise
l'écriture du peintre.
Nouvel horizon.
L’artiste peintre comme le poète
ne sont plus les silences de leurs œuvres
mais sont l’unique enfant
derrière le panorama
nourrissant la flamme des strophes de sa vie à venir.
Appartenant maintenant aux lecteurs
toile à jamais achevée…
Matières et couleurs de livres
de mots
dans leurs créativités infinies.
Laissons libre cours à l’imagination du lecteur.
(de début janvier à mi-mars 2019)
Mickaël Lucas est décédé le 3 avril 2019