Résidence virtuelle : Marie Tavera

du 1er juillet au 30 septembre 2020

Le moment du paysage

(premier jour)

 

partir dans l'étendue

en avant

sans forme qui tienne et pourtant il s'agit de forme

il s'agit de demander

et ne pas savoir

ne pas savoir comment ne pas demander

ce qu'est un paysage

ce qu'est il y a

il y a quelque chose

qui bouge

son propre moment

son lieu surpris à chaque endroit du temps que mes yeux

même distraitement

à un angle précis d'où éclot cette lumière

ne revient pas

jusqu'à l'autre saison que mon autre regard

surtout distraitement

ne saura pas tenir

autrement

que du bout des doigts déjà est si fugace

déjà est est si lent

une seule épaisseur

cousant sa reliure

à nos paupières

 

j'ai rassemblé des mots

des prières

pour demander

que faisons-nous

sans cesse

à dire avec la bouche l'interstice des yeux quand ils battent cette lymphe

ce sang de terre

qu'est-ce qui fait

que ce mot-là

existe pour dire quoi

 

paysage n.m. dérivé de pays avec le suffixe -age (1549). Terme de peinture désignant la représentation d'un site, puis le tableau lui-même. Dès le XVIe s., le mot désigne l'ensemble du pays, le pays, puis « l'étendue de pays que l'oeil peut embrasser dans son ensemble ». C'est cette valeur visuelle qui l'a emporté.

Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), éd. Robert

 

 

*

 

 

(deux juillet)

 

paysage

dont la vue

donne sens et visage

et cours

et écriture en soi d'une mémoire

mobile

qui s'oublie

comme première sente du pli

d'un mot son autre rive

le pays qui dit l'homme avant de dire le lieu

pays

celui qui est

de là comme je suis

en train de vivre ici en ce lieu cet endroit

à ce moment de l'âge

des terres

du langage

des places entre les mots qu'on se met sur les doigts pensant toucher nos lieux

ce qui s'y articule

déroulant de l'amont des traces qu'on a vues

les deux versants voisins du mot dont paysage

procède comme l'ombrage

de l'ombre ou le courage

de cœur en mon courage

disait-on désignant

ainsi son plus profond

désir

donnant aux plis du cœur racine

 

et horizon

 

 

pays n.m. est issu (v.980) du latin médiéval pagensis, dérivé de pagus, qui signifie proprement « habitant du pagus, du canton ». Par la suite, le mot a pris le sens de « compatriote » et celui de « campagnard ».

Dictionnaire historique de la langue française, op.cit.

 

 

 

*

 

 

(trois juillet)

 

le moment ce qui fait

la mémoire

d'un lieu à l'autre

l'épaisseur du mouvement tenue comme une joue ce qui touche la main

poursuit sa trajectoire un trajet sans début

ni fin ce qui traverse

est entre les battements

le regard est le temps

précis

l'un de ses pôles

l'autre son étendue

le monde que l'on dit

le monde que l'on garde

regarde sans garder plus que cet interstice

la palme de nos doigts l'intérieur des collines

bouge

sens-tu cela

infiniment profond ces roches

ces pollens

le cumul de nos pluies fait la vallée devant

et le flot des terres

 

moment n.m. emprunté au latin momentum, issu par contraction de movimentum : « mouvement, impulsion, changement » et, concrètement : « poids qui détermine le mouvement et l'impulsion d'une balance ». Le momentum étant un poids léger, le mot prend le sens de « point, parcelle, petite division », spécialement dans une acception temporelle, comme court laps de temps, ce que l'on retrouve dans l'usage retenu par le français.

Dictionnaire historique de la langue française, op.cit.

 

 

*

 

 

(cinq juillet)

 

le paysage a-t-il un temps

quels âges de labours

quelle masse de roches

de nuages

le paysage est-il un temps

quelle épaisseur au paysage

de qui sont les dents qui pâturent

quelles ossatures s'y sont fondues

combien de couches enfouies

combien de couches émergent

quelles épaisseurs font paysage

traction du vent

flexion des eaux

quelles largeurs quelles hauteurs où courir s'accroupir

où commence la montagne

la greffe des bois

le fruit mûr

la miellée des fayards la pourpre des cerisiers

qui sommes-nous paysages

qui est le point de vue

et de quelle durée

quel geste le dessin

des courbes fait paupières

ouvertes et fermées d'un unique regard

 

 

*

 

 

(six juillet)

 

la voix dépasse le paysage

le son déborde

l'étendue de pays que l’œil peut embrasser

du corps

le cri venu

transporte un au-delà des bords de l'horizon

ventre tambour du chevreuil

chant secret du berger

altitude jetée du haut de trois rapaces

invisibles

les gorges en rappel disent ailleurs

que ce mot

parlent d'un étagement

mobile des reliefs

de courbes dont le lieu est la note tenue

la force de son crin la fibre de son tact

élytres

poids de neige

barrissement de ravin

ciel troué de pétrole grincements de forêt

les lieux effervescents rayonnent

centrifuges

éclosent leurs espaces

chaque aboi inséré au creux

d'une autre fuite

silencieuse étendue coursant son paysage

 

 

*

 

 

(sept juillet)

 

étendue ou substrat

des sols et la matière

même de l'air qu'on voit tiédir dans le matin

dans le beurre des lumières ce qui est aperçu

bascule

contre quel flanc

interne des mémoires

multiple paysage

multiples embrasures

d'une même fenêtre catalysant ses lueurs au reflet d'un levant encalminé en soi

telle heure

à tel endroit

endomètre secret des prochains paysages

fécondant nos regards

 

 

*

 

 

(huit juillet)

 

qui tient son paysage

contre la peau

mue l'espace de son ventre

l'écho des herbes

ce qui est la lenteur

chaque pierre goutte à mesure que le lièvre y habite

et le saut des ronces

sans qu'on s'en aperçoive les chênes et la bruyère

l'armoise a dépassé

la chitine est devant le bord d'un coup les ailes

d'un coup la structure de l’œil

la question polyèdre que chaque libellule

disperse

vive énigme

en milliers de facettes dans les millions d'années

quel rythme est aperçu au pouls de ce regard

 

 

*

 

 

(dix juillet)

 

être du processus

comme au milieu du fleuve je tracte l'étendue

rouverte des matières

le flot de sang

être du mouvement comme de l'immobile

détour

ce qui traverse

être sans paysage

en ignorance

que le poids d'un regard à quatre pattes

une nue perspective

la saveur du granit dans l'axe du soleil

des pluies

être d'une autre année devenir d'un autre lieu

qui prend

brusque saillie

ouvrant à la tangence des jours comme au mitan

adventice de soi

 

 

*

 

 

(douze juillet)

 

greffes sédimentaires

nous portons la limite de l’œil à se mouvoir

où dérochent les yeux

rouvrant chaque paroi comme au creux de l'écorce fermente le sommeil

de l'arbre son incise

la paume de sa sève

combien de temps je vois je regarde en même temps

la soif

et l'écoulement

et la trace enlevée des roches la silice

la fonte de l'instant avance

reptations

mues

seuils

lentes brisures

les forces d'inversion travaillent nos lacunes

 

lacune Absence de niveaux rocheux correspondant à un intervalle de temps.

Le Dico des mots de la géologie, par François Michel, éd. RNF Réserves Nationales de France

 

 

*

 

 

(treize juillet)

 

 

plusieurs espaces font lieux

d'autrui plusieurs indices

touchent le sol

carapaces laissées

quelle distance pour sentir

pour la condensation des sucs leur épaisseur

et la salinité enfouie

            entendre la transhumance

nocturne cette rumeur

bris de quartz

mica

et l'usure de l'asphalte

et nous comptons nos pas

à plusieurs

degrés sous le niveau de nos premières mers

ranimant le séjour

des traces plusieurs abris

continuent

 

 

*

 

 

(quatorze juillet)

 

 

les couleurs font un bruit

avec moins d'eau

une pâleur

plus sèche

dans la courbure légère du galbe la nervure

des feuilles les resserre

les tire à elles-mêmes

poncées

maigres comme versos de stuc

ou de calcaire

chaque fibre en surface arase l'étendue le corps de la lumière

frotte

sourd de plus loin

disette

moindre peau

tout chuinte et tient plus près

de soi son étendue

 

 

*

 

 

(seize juillet)

 

glissement d'acier du bleu

cette pesanteur bouge

le lieu de voir

l'axe de gravité où couchent les pentes

moment du paysage

cela qui agit

est agi

c'est au même

endroit qu'on voit

ce qui s'y passe

dans le visage le temps

d'apparaître

 

 

*

 

 

(dix-sept juillet)

 

la direction du vent donne la fenêtre

pousse le corps droit

 

quelle ligne est parallèle

 

 

*

 

(dix-neuf juillet)

 

l'échelle est le regard comme corps

l'inclinaison du lien

où je suis

au lieu de mon espace

quelle autre dimension

que le temps

précis d'un jour

sans marge ni surplomb quel déplacement

 

vois-tu ce que je vois

à plusieurs

vois-tu l'endroit

 

l'horizon est le verbe qui ceint la vue

le sillon blanc

un appui pour les mains

nous savons l'extérieur

et l'ici

la succession des champs

l'horizon est le temps que prend le mouvement

à s'avancer

gardant du paysage le front d'une tête

sa hauteur

l'horizon est un lieu

nomade et sans séjour

 

que l'énigme d'un mot qui n'a terme

ni terre

 

horizon du grec horizôn (kuklos) : « (cercle) qui borne la vue », du verbe horizein : limiter

Dictionnaire historique de la langue française, op.cit.

 

 

*

 

(vingt juillet)

 

l'encolure d'un pays

son unique paire d'ailes

double épaisseur

à hauteur de moisson ou sans repère que vertige à l'aplomb

des sols pendant la nuit

tous les gestes en cours

usages sans regard couleurs sans le visage

de leur nom

 

 

*

 

(vingt-et-un juillet)

 

le vent tient cette empreinte

contre soi

le souvenir ou la peau d'une lumière partagée

entre les pierres

un endroit plat

la place où est l'été où est né l'été

cette poussière et l'ombre

fermée d'une chapelle

 

 

*

 

(vingt-trois juillet)

 

la brûlure serre plus bas

une mémoire de sable

une poudre enfin

prête

drainée de l'extérieur des jours à sa rupture

à ce granit

dans la chaleur de l'air

dans cette acmé de temps sans point de fuite

le tonnerre lent

 

 

*

 

(vingt-quatre juillet)

 

le bruit que ne fait pas

l'eau jusqu'à la surface

quels sont les mots

jaunes

et le pluriel du temps pendant qu'un paysage

est depuis son endroit l'autre vocabulaire

qu'on n'a pas

 

 

*

 

(vingt-six juillet)

 

sortie de paysage

l'air est à contre-jour le moyeu d'un espace

et de plusieurs espaces

corrélés

le biscuit qui s'émiette à chaque pas

la porte d'une armoire

bougeant comme un granit aurait levé le poids

d'une lumière

la même main venue d'autres générations

marchant

dans la rigueur des herbes

cette moindre

densité

portant flambeau

 

 

*

 

(vingt-neuf juillet)

 

toute ensemble et soudain

cette disparité éclose au paysage

ses oublis

la plus courte émergence de nos regards

dure encore

évidement continu

le son est inversé des cercles concentriques

d'une pluie sans écho

 

 

*

 

(trente juillet)

 

 

mêmes alvéoles

dans la dureté du cuir

même talus d'en face

sous le mur

où se fait le passage par quel éclat

quel pli

dans la coexistence

éparse

 

quelle courbe dans l'intervalle des places

la coagulation

précise d'un amas

sac d'orties sous l'enflure

des poussières

 

 

*

 

(trente-et-un juillet)

 

point d'altitude

un espace de jonction entre le paysage

l'irrégularité dans la friction des mots

 

            leur pente

            est imprécise

   est mue par un sol meuble

 

aucun regard ne voit

aucun visage

seulement l'apparition

dans le maillage étroit des guêpes et des bruyères

 

visage est issu de l'ancien français vis, qui a signifié « champ visuel » et « sens de la vue »

 

 

*

 

(premier août)

 

le corps est venu

de l'orage

sa peau de pierre

le gravier assemblé dehors comme un retard

éclate sans délai

 

 

*

 

(deux août)

 

large coupe de temps

le cercle des vallées s'arrête ici

éclot sans suite

perpétue

l'argile des rivières s'est amassé

a durci dans la croûte

dans l'aubier des moraines

chaque gravier saisi a roulé là

chaque gravier de pluie

roule

jusqu'à la sécheresse

 

encore le cercle troue le grain de nos paupières

 

 

*

 

(trois août)

 

la conque est douce sans lumière

ni oubli

sol allongé des gouffres

tout est à revenir où le milieu des mains

où s'écoule le lent

travail des sèves

des bris que la montagne aura su accomplir

au lit indéfini d'un vent qui jette les forêts

la silhouette des noms

chaque écorce désherbée

ramène au feu

chaque endroit creux

recouvre la muqueuse de sa propre lumière

 

 

*

 

(quatre août)

 

au galop dans la mine la paroi des montagnes

les courriers de mémoire

déposés

 

messages

et brèves stances

dans l'appât minéral

 

les coups comptent le temps

le bord siffle

 

carriole incantatoire

du vent nous tenons là

un cri

à chuchoter

 

 

*

 

(cinq août)

 

ce qui suscite

ce qui tremble

la crête est encore

nue

encore est à l'avant de tout regard

 

le lent sirop de jour coule dans l'échancrure

 

 

*

 

(six août)

 

 

paille

 

et paille

 

plus aucun sol ne couche

 

ici

 

 

*

 

(sept août)

 

entre le paysage

et le paysage

nous regardons

 

brûler le jour

 

 

*

 

(dix-huit août)

 

j'écris là

 

sans le voir

 

 

*

 

(vingt août)

 

il n'est             que

revenir

au bruit que fait

 

l'espace

on écoute devant

 

 

*

 

(vingt-et-un août)

 

les sons les plus anciens

tombent

dans le silence des voix ce qui sèche

 

ce qui sèche encore

 

il y a plusieurs feuilles

plusieurs grincements

 

longtemps il n'y a eu

aucune ouïe pour frôler

où est le vent

 

*

 

(vingt-trois août)

 

quel endroit dispersé

 

est l'étendue

 

 

*

 

(vingt-quatre août)

 

l'ancien axe des faunes

des flores

leur compas

une certaine assise un pli une envergure

 

de temps

 

pour avancer

 

au rythme des espaces

 

avant la rétraction lentement le tissu

des peaux

qui s'étrécit

lentement cette pente

le trou des paysages

ce qui n'arrête pas d'avancer se poursuit

 

 

*

 

(vingt-six août)

 

lieu étroit d'un regard

ou saillie

le monticule de terre

nuitamment déplacée

le fruit qui sans mûrir

sèche

 

qu'est-ce qui fait l'écheveau

des pailles

des trajets

de sangliers roulés où précipitamment

vient l'abri

 

la jonction des espaces est imprécise

fouissements de langues

guêpes

incisées dans les creux

métriques de nos murs

 

 

*

 

(vingt-sept août)

 

ni addition d'espaces ni agrégat de lieux

ni réductible au point

de vision qui l'enclenche

insécable pourtant de cette relative

distance

qui l'intime

le paysage n'existe

qu'au sein de la rencontre

serait

ou pourrait être

peut-être l'invisible

espace mû à partir

d'un endroit du visible

 

agissant

 

dans l'exact intervalle qui bouge entre le signe

l'alphabet de nos yeux

et le courant des lymphes

les poussières ajourées

d'empreintes

 

sans témoin

 

 

*

 

(vingt-huit août)

 

déploiement de l'autour

être

d'un bout à l'autre

proche jusqu'aux lointains

 

 

*

 

 

(trois septembre)

 

la butte des lumières

porte un lot de brisures

parallèles

 

rétraction des espaces

de fibres

et des brûlures

 

chaque silo de jour est en train d'amoindrir

 

 

*

 

(cinq septembre)

 

failles sédimentaires

l'unité de contact des jours est à plusieurs

espaces

on y creuse l'écorce qui servira de peau

 

 

*

 

(six septembre)

 

la courbe d'étiage longe l'endroit

avant la nuit

frotte cette âpreté monte la lune

 

 

*

 

(sept septembre)

 

table d'ombres le sol

ouvre une trace

silhouette du chevreuil

 

il y avait des mers ici la glace coule

au long des pailles

 

 

*

 

(huit septembre)

 

grès ouverts à la paume

rêche du nord                                     même le nord

 

fait cendre

allume les forêts

proches espaces encore

encore le feu

à plusieurs

âges

plusieurs sols encore

courent

 

à l'avant

 

 

*

 

(douze septembre)

 

au cercle des écorces je compte le feu

l'invraisemblable élan des jours qui se suivent

le brou de nos matières

 

le plateau d'un champ creux est ce qui reste

ce qui poursuit

ce qui tarit encore

 

et davantage

abrase une ouverture

plus lente aux pierres

 

*

 

(vingt-et-un septembre)

 

d'un côté et de l'autre

chacun égal

chacun dans l'hémisphère

d'une ombre inverse

tout un cycle de roches revenant en surface comme au ventre de sols

délaissés

 

chacun brûlant ses paumes aux arches du calcaire

creuse ses propres doigts

et la force de l'eau

et son visage

 

 

*

 

(vingt-trois septembre)

 

cette force d'érosion est la même

celle qui pousse aux joues

et aux membres

et aux amours

il y a le temps et le sable

comme on le voit

et les courants dessous qui nous transhument encore

cherchant le plat

 

 

*

 

(vingt-cinq septembre)

 

où le relief est l'arbre

la courbe est le repère

plus loin du temps

 

où la forme est la pierre

le pli offre la prise

le mouvement

 

nous voyons la montagne

entière comme structure quand elle dit la lenteur

d'usure

jusqu'à la plaine

 

 

*

 

(vingt-huit septembre)

 

des haies que l'on retranche

ne restent que les eaux

glissées

de nos parcelles

 

 

*

 

(vingt-neuf septembre)

 

l'arrière de l'eau comme un retard

prend sur le temps du sol

on peut sentir l'enduit de ses venues

sans la pénétration

on peut sentir les sources

 

ce qui reflue

 

 

comme un temps sans sa trace

 

 

*

 

 

(trente septembre)

 

une meule au travers des roches

comme le lait

suinte le goutte à goutte

la trace d'un jour calme où étaient d'autres eaux

où étaient d'autres laves coulées d'autres manières

gypses sans conséquence

plis de brèves sutures

 

je marche où l'érosion première a irrigué

froissant l'axe

les runes

d'une écriture